Le Monde
Par Par Anne-France Bonnet, Agnès Rambaud et Bruno Rebelle (Membres du Comité Développement Durable & RSE de Consult’in France) | 18/01/2018
Trois consultants en entreprise – Anne-France Bonnet, Agnès Rambaud et Bruno Rebelle – plaident, dans une tribune au « Monde », en faveur de l’adoption du statut « d’entreprise à mission ».
Tribune. Lancé par le ministère de l’Economie et des Finances le 23 octobre, le plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) veut donner à celles-ci les moyens d’innover, de se transformer, de grandir et de créer des emplois. A l’occasion d’une phase de consultation qui s’est clôturée le 10 décembre, l’article 1833 du code civil s’est vu remettre en question.
« Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés » : cette formule publiée il y a plus de deux siècles, qui se concentre sur les associés, se révèle aujourd’hui décalée au regard des défis planétaires de durabilité et des formidables enjeux de transition de nos sociétés.
Avec d’autres, nous appelons à tracer un cadre législatif plus adapté à ces réalités et qui contribuerait à réguler les pratiques des acteurs économiques par une prise en compte plus formelle des impacts économiques, sociaux et environnementaux de leurs activités.
Parmi les propositions du projet de loi à l’étude, la création d’un nouveau statut « d’entreprise à mission » nous semble particulièrement intéressante : parce que choisie librement, parce que nécessairement innovante, parce que forcément inspirante.
Nouvelles formes juridiques
Le questionnement français n’est pas un cas isolé. Diverses expériences sont menées depuis quelques années, aux Etats-Unis comme en Europe, par des pionniers promoteurs de nouveaux contrats de société pour mieux servir leurs missions sociétales. Les professionnels de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) de Consult’in France observent et accompagnent depuis l’origine ces initiatives. Quelles en sont les caractéristiques ?
Aux Etats-Unis, quatre nouvelles formes juridiques d’entreprise ont été votées entre 2007 et 2013 : Benefit Corporation, Socially Responsible Corporation, Flexible Purpose Corporation (FPC) rebaptisée Social Purpose Corporation (SPC), et enfin Public Benefit Corportation (PBC). Elles ont été adoptées par plus de deux mille entreprises, avec une proportion de grandes entreprises encore minoritaire mais en progression (de Patagonia en 2012 à Danone Wave plus récemment).
En Europe, berceau de l’économie sociale, l’apparition plus récente des entreprises à mission marque un tournant après un long processus de reconnaissance des structures de l’économie sociale et solidaire. La « Società Benefit » italienne (2015) a séduit quarante-quatre entreprises en un an. La « société d’impact social » luxembourgeoise (2016) progresse et la « Benefit Corporation » est en discussion au Royaume-Uni.
Donnée clé du management stratégique
En France, la chaire d’enseignement et de recherche Mines ParisTech « Théorie de l’entreprise » avait proposé, dès 2012, le projet de Société à objet social étendu (SOSE), présenté dans l’ouvrage La société à objet social étendu (Blanche Segrestin, Kevin Levillain, Stéphane Vernac et Armand Hatchuel, Presses des Mines). Ses concepteurs, Armand Hatchuel et Blanche Segrestin, ont inspiré de nombreux entrepreneurs, certains (Nutriset, CO, la Camif) ont d’ailleurs franchi le pas sans attendre un statut officiel. C’est à cette chaire que l’on doit également le terme d’« entreprise à mission » (Les entreprises à mission : un modèle de gouvernance pour l’innovation, par Kevin Levillain, Vuibert).
L’entreprise à mission se dote d’un objet à dimension sociale, sociétale ou environnementale, au-delà de la fourniture de biens et de services : la définition et la revendication d’une mission (« purpose » en anglais, ou raison d’être) n’est pas un exercice nouveau. C’est depuis longtemps une donnée clé du management stratégique. Le fait que la mission soit centrée sur une création de valeur sociétale n’est pas non plus une exclusivité de l’entreprise à mission. On constate une nette tendance à la réinvention des missions des entreprises dites « classiques » qui s’éloignent des produits ou services proposés pour valoriser les besoins sociétaux auxquels elles répondent.
Cette entreprise intègre sa mission à son contrat de société : l’introduction de la mission dans un cadre juridique constitue une innovation majeure. Les dirigeants sont en capacité de prendre des décisions pour répondre à cette mission, qu’elles soient en accord ou non avec les intérêts financiers à court terme des actionnaires. Avec des actionnaires engagés, le dirigeant dispose d’un espace d’action pour réaliser sa mission. Le concept de RSE et les conditions de sa réalisation se trouvent renforcés.
Trois grands défis
Enfin, cette entreprise expérimente une nouvelle forme de gouvernance ouverte : pour accomplir une mission qui dépasse les parties prenantes classiques de l’entreprise (actionnaires et collaborateurs), pour réussir à inverser la donne (une finalité de l’entreprise qui n’est plus orientée par les intérêts de ses parties prenantes, mais par l’accomplissement de sa mission), l’« entreprise à mission » invente et met en place de nouveaux organes dédiés à l’évaluation de ses stratégies.
Ces pionniers ont été confrontés à trois grands défis : d’abord formuler, modéliser, puis ajuster si nécessaire la mission sociétale de l’entreprise. Ensuite, choisir des outils de pilotage de l’action au service de cette mission pour mobiliser et engager le management comme les différentes parties prenantes impliquées dans le processus de création de valeur sociétale. Enfin, mettre en place un référentiel pour évaluer ces entreprises à mission pour lesquelles l’aspect financier ne constitue qu’une dimension de leur ambition.
En conclusion, quelle que soit l’issue du projet de loi PACTE, la responsabilité sociétale continuera à progresser comme un enjeu majeur des entreprises modernes. Les entreprises à mission constitueront, à n’en pas douter, un réservoir d’inspiration précieux.
Anne-France Bonnet (Nuova Vista), Agnès Rambaud (Des enjeux et des hommes) et Bruno Rebelle (Transitions), membres du Comité Développement Durable & RSE de Consult’in France, représentent la profession de Conseil en stratégie et management au sein de la branche professionnelle Syntec.
Article original : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/18/le-cadre-juridique-de-l-entreprise-est-decale-au-regard-des-enjeux-de-transition-de-nos-societes_5243604_3232.html#yTM6ybItSKwC3c1V.99